Septentrion. Jaargang 22
(1993)– [tijdschrift] Septentrion[p. 34] | |
‘Ils sont vraiment civilisés’:
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Lecture françaiseDès le lycée, Johan Huizinga était un brillant élève, qui avait l'intention d'étudier la linguisti- | |
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que. Contrairement à ses petits camarades, il n'aimait pas la lecture de Jules Verne: il lui préférait les contes d'Andersen. Durant ses années d'étude, Huizinga a été, selon ses propres dires fortement influencé par la lecture du Latin mystique de Remy de Gourmont et par Là-bas de Huysmans. Dans ses notes de cours du lycée, on rencontre soudain une strophe d'un poème de Paul Verlaine: ‘Beauté des femmes, leur visage et leurs mains pâles, / Qui font tant de bien, et peuvent tout le mal, / Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal / Que juste pour dire, assez, aux fureurs mâles’. Pour sa dissertation sur le vidushaka, le niais du théâtre indien, Huizinga se servit de l'étude de Sylvain Lévy, Le théâtre indien (Paris, 1890). Son diplôme en poche, Huizinga devint professeur d'histoire à l'École civile supérieure - une espèce de lycée quinquennal - à Harlem. Dans sa rétrospective Mijn weg tot de historie (Mon chemin vers l'histoire), il se rappelait avec plaisir comment les élèves de quatrième étaient intéressés par la Révolution française, qu'il enseignait à partir du ‘supplément d'Aulard à Lavisse et Rambaud, avec Michelet et Carlyle à l'arrièreplan’ (OEuvres complètes, I, 30). De sa préférence à cette époque pour les belles lettres - on sait qu'il lisait beaucoup Balzac - son exemplaire conservé des Lettres à l'Étrangère porte les traces. En 1905, Huizinga devint professeur de faculté d'histoire générale et nationale à Groningue. Les années de son mariage, datant de 1902, avec la demoiselle Mary Vincentia Schorer (1877-1914), d'origine zélandaise, furent les plus heureuses de son existence. Son décès, le 21 juillet 1914, fut un grand choc pour Huizinga, tout comme le déclenchement de la première guerre mondiale quelques semaines plus tard. En 1916, le périodique La Revue de Hollande avait été fondé, afin de faire connaître l'art et la littérature néerlandaises à l'étranger, et spécialement en France, et afin de mettre le public néerlandais en contact avec la littérature française moderne. Une enquête soumettait à des écrivains et des savants néerlandais trois questions concernant la relation France/Pays-Bas. La réponse de Huizinga ne témoigne pas de beaucoup d'affinité: ‘il m'est impossible d'évaluer les influences littéraires dans un superlatif. Mes séjours en France on été de trop courte durée, hélas! pour que mes impressions puissent avoir aucun intérêt. Si l'opinion que les Français ont de la Hollande est juste selon moi? Comment saurait-elle l'être? Peut-on présumer dans le temps qui court, qu'une nation en plein combat héroïque juge équitablement une autre qui n'a pas embrassé sa cause? N'attribuez pas à l'indifférence, je vous prie, ma réponse peu satisfaisante. Je tiens à témoigner vivement de ma sympathie pour la France.’ (Correspondance III, no 182a). | |
‘Le déclin du moyen âge’Professeur de faculté à Leyde depuis 1915, Huizinga mettait la dernière main à son oeuvre principale: Herfsttij der Middeleeuwen (Le déclin du moyen âge). Se basant sur un grand nombre de chroniqueurs - pour la plupart francophones - Huizinga essayait d'identifier ‘les modes de vie et de pensée au xive et au xve siècles en France et aux Pays-Bas’. Comment accorder la violence de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo avec la clarté et le calme équilibré des peintures de Jan van Eyck (+ 1441) et de ses contemporains? De nouveau perce ici inopinément la littérature française de la fin du xixe siècle: ‘Cela doit donner une ambiance à la Laforgue’, comme le notait Huizinga pour lui-même. Un an et demi après la parution | |
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Les participants à la réunion annuelle de la CICI, Genève, 1938; de gauche à droite: J. Bojer?, Giuliano Pavolini, Osorio de Almeida, Ojetti, Garcia Calderon, Paul Valéry, le Ministre, Herriot, Hélène Vacaresco, Gabriela Mistral, Gilbert Murray, Jules Romains, Thornton Wilder, Madariaga, Focillon, de Montenach, de Reynold, Huizinga; notes de Johan Huizinga au dos de la photo.
de son chef-d'oeuvre, le 16 juin 1921, Huizinga parla à Paris devant la Société d'histoire diplomatique de ‘la valeur politique et militaire des idées de chevalerie à la fin du moyen age.’ La réalisation et la publication de la traduction française du Déclin ne fut rien de moins qu'un calvaire. Huizinga pria le diplomate et historien Gabriel Hanotaux de bien vouloir jouer les intermédiaires afin que la maison d'édition Payot accepte le livre. Huizinga, avec une naïveté certaine, se mit lui-même à la traduction, travail très laborieux. L'aide du prédicateur wallon de Leyde, Samuel Cler, sembla apporter la solution, mais le résultat ne satisfit en fin de compte personne. Payot hésitait et, par l'intermédiaire de Hanotaux - qui publiait chez Payot pavé sur pavé -, tenait Huizinga en lisières. Le déclin est finalement paru en français grâce à la médiéviste bruxelloise Julia Bastin. Elle était née et avait été élevée à Liège, avait habité quelques années à La Haye et était parfaitement bilingue. En plus de cela elle connaissait bien l'époque. Son offre de traduire Le déclin fut accueillie avec enthousiasme. Quoique Hanotaux ne se fût guère dépensé pour la réalisation du projet, l'admiration que Huizinga lui portait était telle qu'il | |
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pria Hanotaux d'écrire une préface. Une autre traduction à faire par Julia Bastin, celle d'Erasmus, fut rejetée par Payot. Les traductions Érasme et Homo ludens furent réalisées seulement après la seconde guerre mondiale, alors que Huizinga était déjà décédé le premier février 1945. | |
A la SorbonneL'échange Hauser-Huizinga (1930) déjà évoqué donna à Huizinga l'occasion d'écrire ses aventures aux membres de sa famille. En tout premier lieu, il relativisait l'importance de sa présence à Paris: ‘la venue à la Sorbonne d'un étranger, connu au plus de nom, est naturellement une goutte d'eau dans la mer: il ne faut pas s'attendre à une grande affluence, mais le public que j'avais était intéressé et attentif’ (Correspondance II, no 851). Huizinga donna des conférences intitulées ‘Aperçu de la civilisation hollandaise au xviie siècle’ et ‘Trois esprits gothiques’, c'est-à-dire Abélard, Jean de Salisbury et Alain de Lille. Il donna également trois conférences sur la Bourgogne, qui ont été publiées elles aussi(3). Il en vint à un jugement positif sur la France: ‘Je me suis fait une haute idée de la vie intellectuelle en France. Ils sont vraiment civilisés. On s'intéresse à l'histoire, à la littérature et à l'art, on y parle d'affaires publiques; on y travaille et des choses sont réalisées. Et ceci malgré le fait qu'ils parlent tant. La parlote y est beaucoup plus présente que chez nous. Ils sont nonchalants, répondent tardivement aux lettres ou n'y répondent pas, oublient des rendez-vous etc... mais ils font quand même des choses, et leurs produits sont d'excellente facture. Nous Hollandais ne devons surtout pas faire les dédaigneux à leur endroit’ (Correspondance II, no 851). Comme suite à ces activités à Paris, Huizinga donna encore quelques cours extraordinaires à Dijon. Le tout fut conclu par un somptueux dîner. La réaction du sobre Huizinga est typique de sa réserve: ‘Le soir, les cinq collègues m'offrirent un dîner aux Trois Faisans, un restaurant de renommée européenne, avec naturellement des couloirs très exigus et de très petites salles. Le menu était signé par le restaurateur: “Raccouchot, le 7 avril 1930”. Il y avait quatre bourgognes. Je m'efforçai de faire honneur au repas, je n'avais de toute façon plus rien à perdre, c'était la fin du voyage. Mais avec prudence. Le dîner se fit très animé, ces messieurs parlaient eux-mêmes tant qu'il me suffisait de regarder gentiment autour de moi. Mais je ne savais pas que les vins pouvaient être si délicieux. Grâce à l'excellente qualité et à ma propre prudence, le lendemain matin j'étais frais comme l'oeil. C'était une belle conclusion’ (Correspondance II, no 851). En 1939, Henri Hauser a fait cadeau à Huizinga d'un exemplaire de l'ouvrage réalisé sous sa direction, appelé Du libéralisme à l'impérialisme. Le livre a comme dédicace: ‘à mon très cher collègue Huizinga, cordial souvenir de l'auteur d'un tiers de ce volume, directeur de l'ensemble. Henri Hauser’. Le livre n'a pas été coupé. | |
Sympathie françaiseSi les cours de Huizinga en tant que professeur invité ne furent remarqués que par un cercle restreint, son intervention en tant que recteur de l'université de Leyde face au national-socialiste allemand Johann von Leers fit plus de bruit. En avril 1933, une conférence internationale d'étudiants, à laquelle participèrent des Néerlandais, des Français, des Allemands et des Anglais, eut lieu à Leyde. Il apparut que le président de la délégation allemande, Von Leers, avait écrit une brochure antisémite, dans laquelle les mères étaient mises en garde contre le meurtre rituel | |
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que les juifs opéreraient sur des enfants chrétiens. Après concertation avec la direction du sénat académique, Huizinga convoqua Von Leers et l'informa qu'il ne jouissait plus de l'hospitalité de l'université. Au moment de se quitter, Huizinga ne voulut pas non plus lui serrer la main. Il y eut un bref article concernant l'incident dans Le Temps et Huizinga reçut des réactions positives de plusieurs savants français. Sylvain Lévy, le sanscritiste et membre étranger de l'Académie royale des sciences, lui écrivit le 21 avril 1933: ‘J'apprends par les journaux l'acte si noble que vous avez accompli à la réunion universitaire de Leyde. Dans les heures tristes que nous vivons, la sympathie des belles âmes est le plus puissant réconfort; il empêche de désespérer de l'humanité. Et c'est pour moi personnellement une satisfaction morale de plus que cet incident se soit passé à Leyde, ce cerveau de la Hollande, auquel me rattachent tant de liens d'affection’ (Correspondance II, no 999). Henri Hauser réagit un jour plus tard: ‘Je sais combien vous avez dû faire preuve d'énergie à la conférence de l'Entr'aide universitaire. C'était vraiment une singulière idée que de choisir votre université, qui a toujours été un asile de la pensée, pour y tenter une pareille manoeuvre’ (Correspondance II, no 1000). L'historien de Rennes, Henri Sée, avait appris l'affaire par le biais de la presse et demanda plus d'informations à Huizinga. Lui aussi félicita Huizinga de son rejet catégorique de Von Leers: ‘Tout cet incident m'apparaît maintenant très clairement. Tous nos confrères, tous les esprits libres, sans distinction de croyances ou de nationalités, ne peuvent que vous féliciter hautement de votre attitude. [...] C'est navrant de voir un grand pays comme l'Allemagne soumis à une pareille régression. Espérons que cela ne durera pas trop longtemps. Mais malheureusement il est difficile aujourd'hui de se débarrasser des dictatures, quand on les a laissés s'implanter. Je suis très heureux, mon cher collègue, de cette occasion qui s'est présentée pour moi d'entrer en relations avec vous, dont j'apprécie hautement les écrits. Je m'intéresse beaucoup aussi à l'histoire et aux choses de Hollande’ (Correspondance II, no 1031). | |
AnnalesQue ce fût ‘l'affaire Von Leers’ ou la parution du Déclin du moyen âge, l'attention des rédacteurs de la revue qui deviendrait si fameuse, Annales, se portait désormais sur Huizinga. En 1933, les Annales en étaient à leur cinquième année. Lucien Febvre invita Huizinga à y écrire un article. Il exposait brièvement les objectifs de la revue. La réponse de Huizinga à cette invitation n'a toujours pas été retrouvée. Il doit avoir refusé car la réaction de Febvre insiste beaucoup sur une reconsidération de la réponse négative. Chaque chapitre du Déclin du moyen âge aurait eu sa place dans les Annales, argumentait Febvre: ‘Tout ce qui noue un lien entre l'art et l'économie, entre la pensée et la structure sociale, entre la psychologie collective et les états sociaux rentre dans nos préoccupations. De l'économie pure, nous en avons; des historiens économistes, au sens étroit du mot, nous en avons: mais des hommes capables comme vous de nouer, avec talent, un lien entre art, moeurs, état social, pensées collectives ou individuelles, il n'y en a pas des masses; et c'est par cela que personnellement, je tiens beaucoup à votre collaboration. Je ne fais pas une Revue pour y enfouir des articles. Je fais une Revue pour élargir de jeunes esprits, et les tirer de leur spécialité précisément - leur montrer qu'il y a autre chose’ (Correspondance II, no 1056). Huizinga ne disposait cependant pas d'articles qui parussent à Febvre ou à lui-même convenir à la revue. Ainsi n'y eut-il jamais de publication de Huizinga dans les Annales. Ce qui n'empêcha pas Febvre d'écrire une préface française d'Érasme. Dans la seconde moitié des années 30, les activités de Huizinga dans le cadre de la CICI lui permirent de faire la connaissance de Paul Valéry, le fameux poète français. Lorsque celui-ci fêta en novembre 1941 son soixante-dixième anniversaire, Huizinga lui envoya un message de félicitations. La réponse de Paul Valéry est émouvante: ‘Mon cher Confrère, je reçois ce matin les voeux que vous avez eu la bonté de m'adresser à l'occasion de ces fâcheux 70 ans! Je vous remercie de tout coeur d'avoir pensé à moi dans cette occasion. Il est vrai que parmi les dons de l'his- | |
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torien, figure nécessairement le sens chronologique! L'âge ne serait rien si l'on pouvait ne pas y penser. Mais il se fait sentir, et fait sentir de plus en plus fortement la différence du vouloir et du pouvoir, et de plus en plus durement les difficultés de la vie’ (Correspondance III, no 1447). Les circonstances de la guerre auront certainement été la cause de la disparition des contacts avec des correspondants français. Cependant, lorsque Gabriel Hanotaux mourut, la nouvelle se répandit assez vite aux Pays-Bas et Huizinga commença à écrire une nécrologie pour l'Académie royale des sciences. C'était un acte de piété envers l'homme qui avait introduit Le déclin du moyen âge auprès du public français. L'orientation internationale de Huizinga et la diversité de ses destinataires rendraient certainement la publication d'une sélection de sa Correspondance intéressante pour un public francophone. ANTON VAN DER LEM Historien. Adresse: Laagte Kadijk 76, NL-1018 BB Amsterdam. Traduit du néerlandais par Carl Hourcau. | |
Huizinga en français:Le déclin du moyen âge, Payot, Paris, 1932, trad. de Julia Bastin. Nouvelle édition précédée d'un entretien avec jacques le goff, L'automne du moyen âge, Payot, Paris, 1975; réédition Petite bibliothèque Payot, no 373. ‘Le problème de la Renaissance’, dans Revue des Cours et Conférences, 40, 1938/1939, pp. 163-174, 301-312, 524-536, 603-613, trad. de F.E. Schneegans. ‘La valeur politique et militaire des idées de chevalerie à la fin du moyen âge’, dans Revue d'histoire diplomatique, 35, 1921, pp. 126-138. Érasme, Gallimard, Paris, 1955, trad. de V. Bruncel; préface de Lucien Febvre. ‘L'État bourguignon, ses rapports avec la France et les origines d'une nationalité néerlandaise’, dans Le moyen âge, 3e série, I, 1930, pp. 171-193; II, 1931, pp. 11-35, 83-96. ‘La physionomie morale de Philippe le Bon’, dans Annales de Bourgogne II, no 4, 1932, pp. 101-129. ‘Du rôle d'intermédiaires joué par les Pays-Bas entre l'Europe occidentale et l'Europe centrale’, dans Bulletin 7 du Centre européen de la Dotation Carnegie, division des relations internationales et de l'éducation, 1933, pp. 813-838. ‘Discours et exposé sur l'avenir de l'esprit européen’, dans Troisième entretien organisé par le Comité permanent des Lettres et des Arts de la Société des Nations, octobre 1933, IICI, Paris, 1933, pp. 53-63. ‘Lettre à M. Julien Benda’, dans Troisième volume de correspondance (sur l'esprit, l'éthique et la guerre) de l'Institut international de Coopération intellectuelle de la Société des Nations 1934, Stock, Paris, 1934, pp. 27-51. ‘Le Droit de la Force’ dans, Civilisation. Bulletin analytique et critique du mouvement ‘Civilisation’, II, no 9, 1939, pp. 3-5. Partie du chapitre 12 de Incertitudes. Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps, Librairie des Médicis, Paris, 1939; adaptation française très abrégée: ‘A l'ombre des jours qui viennent’, dans Aujourd'hui. Revue internationale, 1, 1937/1938, pp. 58-67, 110-117, 162-173. ‘Ce qu'Érasme ne comprenait pas’, dans Grotius. Annuaire international pour 1936, La Haye, 1936, pp. 13-20. ‘Humanisme ou humanités?’, dans Sixième Entretien (Vers un nouvel humanisme), organisé par le Comité permanent des Lettres et des Arts de la Société des nations, IICI, Paris, 1936, pp. 200-203. ‘Discours et exposé (sur le destin prochain des lettres)’, dans Huitième entretien organisé par le Comité permanent des Lettres et des Arts de la Société des Nations, IICI, Paris, 1937, pp. 237-239. Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, Paris, 1951, trad. de Cécile Seresia. Préface de Johannes Tielrooy. Toujours disponible dans la série Gallimard, TEL 130. A l'aube de la paix. Étude sur les chances de rétablissement de notre civilisation, Éditions Panthéon S.A., Amsterdam/Anvers, 1945.
Récemment paru: anton van der lem, Johan Huizinga. Leven en werk in beelden en documenten (Vie et oeuvre en images et documents), Wereldbibliotheek, Amsterdam, 1993. |
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